Ah qu’est-ce qu’ils sont serrés.
Texte : Jo Kawak
Illustration : 537718
Le matin, Simon aime lire un roman trash, de ces histoires entre porno sanguinolent et meurtres violents, où un inspecteur dépressif et alcoolique doit retrouver un boucher au mille corps tranchés au hachoir. Sauf que Simon est un homme occupé, très occupé. Les moments de lecture intense (ceux où trois cents pages se dégustent sur une terrasse de bistro calme en deux cafés et l’addition s’il vous plaît) sont rares.
Il a donc décidé de faire honneur à la phrase de son oncle, directeur du bureau de poste d’un village perdu du fin fond de la France, qui passe son temps à dire aux facteurs, lorsque ces derniers se plaignent de devoir boire trop d’apéros chez tous les vieux du bourg (même quand il n’y a pas de courrier) : « quand on veut, on peut ».
Simon veut lire son roman avec ces femmes nues gisant sur des rochers bouillants de l’ouest des États-Unis. Alors, en ce 29 Juillet, il prend un billet de train sur un coup de tête. Parce qu’il le veut. Et quand on veut… Direction : le Pays Basque. Lui qui habite nulle part, se retrouve à faire nulle part – Bayonne en quelques temps de rien. À lui la grande farniente, le repos du guerrier et les pages de livre en éventail.
Il rêve au calme de la jolie ville et il se sent déjà apaisé lorsque le train entre en gare. Il descend en faisant attention de ne rien oublier derrière lui. Et là, c’est le drame. Un million de personnes habillées en rouge et blanc dégueulent de toutes les rues de la ville.
Habillé tout de noir, livre à la main, Simon se retrouve en plein cœur de l’une des plus grosses fêtes d’Europe : celle de Bayonne. Putain. Il est à peine midi, et certains festayres sont déjà ivres-morts. Il traverse le pont, découvre des militaires, mitraillettes en main, qui sillonnent le fleuve pour repêcher celui qui tombe (ou peut être dégommer les plus idiots ?).
L’ambiance est à la bringue, les bars ont sorti les comptoirs pour que personne ne rentre, les haut-parleurs crachent des chansons pour faire danser les blancs et rouges. Patrick Sébastien et Michel Sardou vont toucher pas mal de Sacem : tous les bars passent les mêmes daubes. Les gens dansent, ils sont joyeux, quelques bières se renversent sur les pavés. Il s’agit d’avoir une maîtrise en déplacement de bassin, car pas facile de traverser dans ce groupe dense qui danse.
Simon reste planté là, son bouquin à la main. Il fait partie des trente personnes venues à Bayonne ce vendredi en ignorant qu’il y avait une guerre. Les magasins sont protégés par des planches de bois immenses, la ville grillagée, les poteaux scotchés pour que personne n’y grimpe (ce qui ne fonctionne pas), les fontaines barricadées derrières des constructions provisoires en métal, les abribus et les bancs publics ont été enlevés, des affiches rappelant que le viol est puni par la loi sont placardées tous les mètres.
« Despacito » passe pour la quinzième fois en deux heures, mais les gens en demandent encore. Ils hurlent de joie quand commence le tube de l’été et connaissent les paroles par cœur. L’ambiance joyeusement festive se gâte aux alentours de vingt-deux heures. Des jeunes à peine majeurs enlèvent leur tee-shirt et affichent des croix gammées dessinées sur leur torse. Ils dansent au son des djembés qui tambourinent, faisant des saluts nazis à la foule. Ils finiront par fuir, quelques personnes voulant visiblement leur casser les dents. A très juste titre.
Dans la foule compacte, d’autres rouges et blancs ont du mal à traverser : les pompiers, cette fois-ci. Ils avancent petit à petit, l’urgence doit se vivre avec patience durant les fêtes. Les festayres tapent sur l’ambulance qui évolue à faible allure, car ça doit être « rigolo ».
Près des halles, un DJ qui passe les mêmes merdes que les bars demande à la foule si les filles sont chaudes et si elles sont en règle. Plusieurs se tapent la main contre le front. La beauf-attitude ne prend pas avec tout le monde.
Comme partout, il y a des cons. Mais avec le million de personnes qui traverse la ville de 49000 habitants, la médiocratie se développe en un instant. Simon se dirige vers un comptoir, commande un double whisky. Il n’y a rien d’autre à faire. Avec cette foule agitée, il fait tomber son livre sans même le remarquer. En quelques instants, le bouquin est piétiné, déchiré, imbibé des flaques de bière et de pisse qui fermentent sur le goudron.
Demain, au petit matin, en se réveillant après une courte nuit dans un caniveau, Simon voudra lire son livre. Il ne le trouvera pas et rentrera chez lui, la tête en vrac et « Les sardines » dans la tête. Le roman, lui, restera dans la ville en fête, les pages souillées et gonflées d’urine. A Bayonne, durant quelques jours, la culture se noie sous un torrent humain de fluides qui rentrent et qui sortent, côte-à-côte.