Couleurs
Texte : Lyne
Photo : Les Taquineuses de l’Art
« Remonte te changer. C’est pas Carnaval. »
Le père dit ça sans la regarder en touillant son café. Elle est juste passée dans son champ de vision en descendant l’escalier. La mère ne réagit pas.
Lili baisse les yeux sur sa tenue pour voir ce qui cloche encore. Rien. Bien sûr, elle a un peu camouflé avec un bandeau turquoise, assorti à ses collants, son horrible coupe de cheveux imposée la veille par la mère. Elle a mis la petite robe fleurie que Mémé lui a cousue l’an dernier et qu’elle adore. D’accord, elle a grandi depuis et la robe paraît maintenant plus courte. Mais les collants sont en laine épaisse à grosses côtes, elle porte un large pull violet à col roulé qui lui cache les fesses et des bottines d’à peine trois centimètres de talon. Vraiment rien de sexy…
Mais elle ne réplique pas et retourne dans sa chambre. Elle va être en retard. Elle enfile à la hâte un jean informe, un sweat à capuche gris et des baskets. Elle s’enroule quand même autour du cou le doux foulard fuchsia envoyé par son parrain pour son anniversaire et redescend.
Quand elle passe près de la table, la mère l’attrape par le bras et l’inspecte avec un rictus de dégoût. « Et enlève-moi ce foulard ridicule » crache-t-elle en le lui arrachant avec une sorte de joie mauvaise.
Lili ramasse son sac et ravale ses larmes. Une fois dehors, elle rabat la capuche sur sa coiffure de garçon et court jusqu’au collège le cœur serré.
Elle a treize ans et la féminité maladroite. Elle a honte de ses velléités de coquetterie. Elle se sent ridicule et moche. C’est ce qu’elle voit dans le regard de ses parents et elle leur donne presque raison. Il faut qu’elle renonce.
Elle a treize ans et depuis c’est l’enfer à la maison.
La solitude l’écrase.
L’autre jour, à table, la mère a déclaré : « Lili, les garçons, ça l’intéresse pas ». Elle est restée sans voix, s’est sentie rougir car elle était exactement en train de penser le contraire. « Pourvu que personne ne s’en aperçoive » était la seule chose qui lui importait sur le moment.
Hier, la boulangère l’a accueillie avec un :« Et le jeune homme qu’est-ce qu’il veut ? ». Encore une fois elle a rougi et n’a pas rectifié. Elle a répondu d’une voix à peine audible et s’est empressée de quitter la boutique après avoir payé ses car en sac.
Des couples à peine plus âgés qu’elle s’embrassent devant les grilles du collège. Elle les considère sans envie avec le détachement d’une entomologiste. Tout ça n’est pas pour elle.
Elle rejoint essoufflée le rang qui se met en mouvement et appréhende le moment où elle va devoir retirer sa capuche pour rentrer en classe.
Elle va s’asseoir sans regarder personne et sort ses affaires. Cours de français. La prof a son air mystérieux et ravi des grands moments et commence à parler. Mais elle ne l’écoute pas vraiment, des bribes de phrase par-ci par-là lui parviennent. Et puis soudain le mot « Carnaval ». Elle sursaute. Qu’est-ce qu’ils ont tous avec le carnaval aujourd’hui ?
Deux coups discrets à la porte. Le prof d’arts plastiques entre. Il apporte plein de grands sacs, retourne en chercher d’autres. On pousse les tables. On a le droit de fouiller, de tout déballer.
Les deux enseignants se relaient avec enthousiasme pour présenter leur projet. On doit choisir des accessoires qui serviront de base à la création d’un déguisement et d’un masque. Il y aura une histoire à écrire autour de ce personnage. Une fois terminé, chacun sera pris en photo déguisé et masqué. Photos et textes seront exposées anonymement dans la ville le jour du carnaval. Les familles seront invitées à découvrir les œuvres et à deviner l’identité de leurs auteurs.
Voilà le projet. On a deux mois. Au travail.
Lili s’approche timidement des sacs. Et peu à peu un drôle de bonheur s’empare d’elle, elle oublie ses cheveux et tout le reste. Seuls comptent les couleurs, les matières, les objets hétéroclites. Tout le monde est joyeux, s’interpelle, se bouscule. Julien lui tape sur l’épaule : « Hé Lili t’as vu ce truc ? Tu le veux ? ça t’irait bien… c’est assorti à tes yeux» Elle revient brusquement à la réalité, se raidit prête à affronter une vanne. Elle se retourne, mais non, il lui sourit gentiment et lui tend un morceau de tissu scintillant comme un ruisseau sous le soleil qui lui évoque tout à la fois, la forêt, le vent et la liberté. Elle lui dit : « Oui peut-être… » et lui sourit à son tour. Et se produit LE miracle de la journée : Sous le regard de Julien, elle se sent belle une demi-seconde.
L’heure passe à toute allure, ainsi que la journée et les deux mois qui suivent. Chaque matin Lili part au collège le cœur léger, transportée par ce qu’elle est en train de créer, par l’idée de retrouver Julien. Ils travaillent beaucoup ensemble, s’échangent les conseils, s’encouragent, éclatent de rire pendant les essayages.
Le grand jour arrive. Les photos tirées sur de grandes bâches s’étalent sur tous les murs.
Puis, c’est le défilé. Les gens reconnaissent les personnages des photos, font des suppositions, s’extasient, applaudissent, rares sont ceux qui reconnaissent leurs enfants.
Sous son masque, Lili repère ses parents.
Quand vient son tour, elle s’avance, les applaudissements fusent. Son costume est extraordinaire, il est fait du tissu couleur de ruisseau sous le soleil, d’une longue chevelure de fines branches qui descend jusqu’aux chevilles, recouverte d’une superposition de feuilles de toutes les couleurs, de toutes les formes, découpées dans des matières choisies avec soin. De petits animaux brodés, collés, peints ont l’air d’apparaître, de se cacher, un peu partout, dans des poches, des plis, des fronces, de grands voiles ondulent comme si le vent s’était rendu visible. Son masque a des joues rouges, de grands soleils autour des yeux, un sourire en forme de barque, une multitude d’étoiles sur le front.
Vient le moment de se découvrir. Ils se regroupent tous en se tenant la main et saluent leur public. Elle a le cœur qui bat. D’un même mouvement, ils retirent lentement leur masque. Un temps de souffle suspendu, de silence, de regards qui se cherchent. Puis c’est la liesse, les applaudissements reprennent. Ses parents mettent du temps à la repérer. Visiblement, ils ne pensaient pas que c’était elle là-dessous. La mère semble se ratatiner, son sourire se crispe.
Lili les rejoint sans lâcher la main de Julien. Cette joie, ils ne pourront pas la lui enlever, même si elle s’attend à des moments difficiles une fois rentrée à la maison.
« Papa, dit-elle, cette fois, c’est Carnaval, mais tout à l’heure j’irai quand même me changer, car ce truc pèse une tonne. » Elle n’a pas le temps de voir sa réaction, car les profs s’approchent pour les saluer comme ils le font avec tous les parents. Ils sont heureux et les félicitent, « magnifique travail de votre fille ». Elle croit les voir rougir et se détendre. Elle en profite pour s’éclipser et court se replonger dans la fête.
Dans un sac, elle a préparé la légère robe fleurie de Mémé et le foulard fuchsia de son parrain. Plus besoin de masque, elle a les joues roses, un sourire en forme de barque, et les étoiles sont dans ses yeux couleur de ruisseau sous le soleil.
Super !!!! :-))) plein de bisous à Lili !!!
Merci beaucoup Malika !