Le dernier jugement de Zanpantzar
Texte : Gabi
Illustration : 537718
Je suis né en février, un lundi, dans une petite école du Pays Basque. Les maîtresses avaient rassemblé tout ce qu’il fallait pour ma confection, et les enfants se mirent à l’ouvrage avec un très grand enthousiasme. Ils remplirent un grand sac de jute avec de la paille pour faire mon ventre, puis un plus petit pour la tête. Pour les jambes c’est un vieux pantalon de toile bleue, aux bas rentrés dans de vieilles bottes, qui fut rembourré. A l’aide de ficelle et d’une grosse aiguille à volaille, les 3 parties furent assemblées solidement entre elles. Puis on m’attacha en position assise sur une vieille chaise, on m’ajouta une vieille veste, dont les manches avaient été garnies de paille elles aussi, un vieux chapeau, un foulard à carreaux pour cacher les coutures à la base de ma tête, et enfin les enfants me dessinèrent un visage. Dès que j’eus des yeux je pus les voir, moi qui ne sentais jusque-là que leurs petites mains. Ils étaient si beaux, je ressentis une telle joie qu’elle guida leurs feutres pour me faire un grand sourire et deux petites joues roses. Quand ce fut terminé, ils me regardèrent comme la huitième merveille du monde et me sourirent à leur tour.
Je passai le reste de la journée dans la cour à les regarder courir, jouer, rire, c’était un pur bonheur. Le soir, avant de partir, chacun fit venir son parent pour me montrer : « Regarde, c’est Zanpantzar, c’est nous qui l’avons fait, il est beau hein ? – Oui mon chéri, il est magnifique ! ». Tout le monde semblait très fier de moi, j’étais le plus heureux des mannequins de paille. Puis vint la nuit, couverte d’étoiles. Décidément ce monde était si beau !
Le lendemain matin les enfants vinrent me dire bonjour en posant de petits baisers tout doux sur mes joues. Et puis l’après-midi, ils se déguisèrent avec de vieux vêtements sur lesquels ils avaient attaché des bandes de tissus colorés qui bougeaient quand ils sautaient ou tournaient sur eux-mêmes. Ils en avaient aussi fixées sur les bords de vieux chapeaux de paille, on ne voyait plus leurs visages, c’était très drôle !
Quand tout le monde fut prêt, ce joyeux cortège de carnaval se mit en marche au rythme des trikis, me portant en triomphe sur ma chaise à travers les rues du village. Les parents, les amis et autres villageois nous avaient rejoints, et le défilé s’arrêta enfin sur la place du fronton, au centre de laquelle on me déposa délicatement. Les musiciens commencèrent à jouer des airs traditionnels, et tous les enfants se mirent à danser en ronde autour de moi. Oui, vraiment, j’étais le roi de la fête !
Soudain la musique s’arrêta. On fit asseoir les enfants par terre puis un des adultes se mit à lire un texte au micro, en s’adressant à moi :
« Zanpantzar, tu es ici aujourd’hui pour être jugé de tous ces malheurs que tu as causés pendant l’année dernière … ». S’en suivit une longue liste de chefs d’accusation auxquels je ne comprenais rien : la crise des migrants, la loi travail, l’attentat du 14 juillet, Alep, l’élection de Donald Trump …etc. « … Et c’est pour cela que nous allons te brûler », ajouta-t-il enfin avant de s’avancer vers moi en sortant une boîte d’allumettes de sa poche, tandis que d’autres adultes disposaient des mèches de papier journal à mes pieds.
Si bien ligoté à ma chaise, j’étais incapable de me sauver. Et ma bouche, qui ne savait que sourire, ne pouvait ni crier mon effroi, ni dire que tout ça n’était qu’une grave méprise. De quels malheurs aurais-je pu être la cause ? Moi, tout ce que je connaissais du monde c’était les rires des enfants et la beauté des étoiles. Et puis l’année dernière je n’existais même pas ! Je compris que c’était foutu pour moi et décidai de me concentrer sur mes yeux, qu’ils regardent les enfants le plus longtemps possible pour emporter avec moi l’image de leurs visages purs et innocents.
Quelque chose d’inouï alors se produisit. Tous les enfants se levèrent et accoururent vers moi, malgré les cris des adultes qui leur ordonnaient de retourner s’asseoir, pour m’entourer et faire barrage à mon bourreau pyromane. Un petit garçon se saisit du micro et dit :
« Zanpantzar est notre ami et il n’a rien fait. Il est né hier. Tout ce que vous lui reprochez c’est de votre faute à vous, les grandes personnes. Tous les ans c’est pareil, vous laissez faire, vous fermez les yeux, vous votez de travers, et puis hop ! On colle tout ça sur le dos d’un pantin de paille et on le brûle. Ça efface tout comme par magie et on repart à zéro, prêt à recommencer les mêmes bêtises. Mais quand est-ce que ça va s’arrêter cette mascarade ? Nous les enfants, nous vous appelons à prendre vos responsabilités pour construire avec nous, les générations futures, un monde vraiment plus juste ! »
Il y eut un grand silence, puis le bourreau posa la boîte d’allumettes par terre et y mit le feu. Lorsqu’elle fut entièrement consumée, les adultes se mirent à pleurer et à embrasser les enfants : « Pardon, pardonnez-nous ! C’est vous qui avez raison, merci de nous avoir ouvert les yeux, merci pour votre courage ! ». Après quoi chacun son tour vint parler au micro, promettant de faire tout son possible afin que les choses changent et que le carnaval soit désormais un rendez-vous populaire festif et citoyen, dont moi et tous les autres Zanpantzar ne serions plus les boucs émissaires mais les présidents d’honneur !