Tout propre
Texte : Lyne
Illustration : Les taquineuses de l’Ard
Lisation était une bourgade endormie ignorée des GPS, accrochée à un vallon pelé, que personne n’avait jamais l’idée ni le désir de visiter, lorsqu’une série de meurtres attira sur elle une foule de curieux et de journalistes.
En quelques semaines ses rues grises furent envahies et prirent des couleurs inhabituelles : gyrophares, logos de chaînes de télé, camions de pompiers. Presque une atmosphère de fête.
Le premier meurtre n’eut droit qu’à quelques lignes dans l’édition locale car tout d’abord il passa pour un banal accident. La victime était un très vieil homme qu’on retrouva inanimé sur le bord de la route au petit matin, son antique vélo un peu cabossé à quelques mètres. Ce n’est que plus tard, lorsque les crimes se succédèrent au rythme d’un par semaine, puis de deux, et enfin d’un tous les jours, qu’on reconsidéra l’événement.
La ville était plongée dans l’effroi. Bientôt le monde entier se passionna pour cette affaire hors norme. Le tueur restait insaisissable. Les crimes ne se ressemblaient pas. On retrouvait les victimes noyées, empoisonnées, une balle entre les deux yeux, tout y passait. C’étaient des hommes, des femmes, de tous âges. Deux fois des crimes furent commis à l’autre bout du pays et une fois à l’étranger. Dans les trois cas, les victimes étaient natives de Lisation, bien que l’ayant quittée depuis longtemps. Il n’y avait aucun indice, aucun mode opératoire auquel se raccrocher.
Les enquêteurs fouillèrent plus avant et trouvèrent enfin le point commun. Toutes les personnes exécutées avaient commis des indélicatesses plus ou moins graves : adultère, vols, trahison, mensonges, médisances, actes de barbarie envers les animaux, et autres méfaits ordinaires. Ce n’était pas rassurant, ça faisait beaucoup de cibles potentielles, car qui peut vraiment se vanter de n’avoir aucune zone d’ombre susceptible de titiller la fibre vengeresse d’un justicier amateur en mode nettoyage ?
Tout le monde se mit à trembler. On assista à des confessions publiques, des pardons collectifs. Le confessionnal fut pris d’assaut. Le prêtre dut mettre en place un système de tickets.
Mais rien n’y faisait. Inlassablement, les exécutions se poursuivaient.
On commença à organiser des paris sur le meurtre du lendemain et ses modalités : Il fallait faire des pronostics en cochant les cases : âge, genre, lieu, heure, causes de la mort, etc… Certains gagnèrent le jackpot. Tiercés et lotos furent boudés.
Les journaux titraient : « Qui sème la mort à Lisation ? » et la Française des Jeux, qui entre temps avaient récupéré l’organisation des paris, reprit l’expression et déposa un brevet pour désigner ce nouveau jeu.
La ville devint un haut lieu touristique. Elle s’embellit et prospéra. On y planta des arbres, construisit des hôtels. Les embauches se multiplièrent.
Aujourd’hui, le tueur n’a toujours pas été démasqué, et on le recherche de plus en plus mollement, car « La mort à Lisation » est devenu un sport national, le jeu favori des Français. Il rapporte bien trop gros pour qu’on y mette un terme.
Mais avec tous ces gens qui sont assassinés, ces autres qui viennent y vivre et travailler, la population se renouvelle très vite. Ceux qui arrivent se censurent eux-mêmes, afin d’être à l’abri du tueur en étant irréprochables. Alors à ce rythme, bientôt, il n’y aura plus de meurtres, plus de jeu, plus de touristes. L’ennui se réinstallera peu à peu, et c’est bien connu, quand on s’ennuie, on fait des bêtises, et alors… tout recommencera. Allez faut pas perdre espoir… « La mort à Lisation » a encore un bel avenir. Tiens voilà 2 euros, prends-moi un ticket en allant chercher le pain.