Alterphobie
Texte : Lyne
Illustration :
Il ne les supporte plus. Les gens. Les autres. L’enfer.
Au boulot, ils l’emmerdent. Sourires hypocrites sur dents de carnassiers civilisés. En accord avec sa hiérarchie, il passe au télétravail. Diminution des coûts. Tout le monde y trouve son compte.
A la maison, il a la paix. Depuis longtemps sa femme est partie avec les gosses. Il n’en pouvait plus de leurs cris, de leurs questions débiles, du bonheur obligatoire, des dîners entre amis qu’elle affectionnait tant.
Même voir les passants par la fenêtre lui donne de l’urticaire. Il a fini par s’installer à la cave. Tout le confort, murs multi-couches d’isolants, étagères généreuses prévues pour de conséquentes provisions. Limiter au maximum les visites au supermarché.
Plus de télé, ni de radio. Marre de leurs conneries.
Demain, il devra quand même passer au bureau comme tous les mois et en profitera pour récupérer ses courses au drive. Un mauvais moment à passer. Il avale un somnifère pour ne plus y penser et va se coucher.
Il tousse et suffoque, se réveille. Une clarté incongrue baigne la pièce. Il se redresse. Son lit est jonché de gravats. Cette lumière… Dans un angle, des parpaings effondrés forment un escalier chaotique qui mène vers un bout de ciel qu’on devine bleu et ensoleillé sous un nuage de poussière ocre.
Il se lève et grimpe. Plus d’étages, plus d’immeubles. Plus rien autour, pas même des ruines, juste un amoncellement de matériaux mêlés. Plus de ville, plus de routes, plus personne. Le silence.
Sauvé par sa cave.
Il erre pendant des heures dans les décombres, sans trouver aucun être vivant. La nuit tombe, il rejoint son trou. Le lendemain, il referme l’ouverture béante au-dessus de sa tête et ne sort plus.
Il est seul, effrayé par l’horrible façon dont son vœu le plus cher a été exaucé.
Pendant des mois, il vit sur ses provisions qu’il fait durer le plus longtemps possible, et puis un jour, il ne lui reste vraiment plus rien.
Commence la période des explorations. Chaque matin il sort et fouille. Il trouve souvent quelque chose. Lorsqu’il dégage l’emplacement d’un magasin d’alimentation, il est tranquille pour plusieurs jours.
La solitude n’a plus le même goût. Il ne peut plus la confronter à la présence honnie des autres. Elle représente le seul choix possible. Il s’en lasse et se met à la détester.
Ce n’est plus seulement de la nourriture qu’il cherche, désormais. Il se met à parler tout fort, à appeler, à espérer ne serait-ce qu’une mouche. Il devient fou. Il lui faut une présence, n’importe laquelle.
Et puis un jour, dans son champ de vision latéral apparaît une silhouette. Il revient sur ses pas le cœur battant. Dans l’angle formé par une poutre et un morceau de colonne, un homme le regarde, implorant, maigre à faire peur. Il s’approche et en prenant appui sur une pierre en équilibre instable il provoque un mini éboulement. Quelque chose bascule, un bruit cristallin. A ses pieds, de multiples petits bouts de l’homme se partagent les morceaux d’un miroir brisé.
Lyne
« Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition… le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! » – Michel Tournier – Vendredi ou les limbes du Pacifique.
merci Gabi de cette référence à Michel Tournier.