La peur

araignée6La peur

Texte : Bébert
illustration : Sof

Tic…tic…tic…tic… Chacune de ces gouttes venait frapper l’inox, amplifiée par la concavité du bac de l’évier. L’écho de leur martèlement vrillait mes tympans jusqu’au plus profond de ma chair.

Non, ils ne m’auront pas. Je savais que c’était eux. Ils avaient dû envoyer un de leurs plombiers me changer le joint du robinet pour en remettre un trafiqué.
Pourtant, j’avais tout cloué, les portes, les volets, par où sont-ils passés ? Même les caméras de surveillance que j’avais installées dans toute la maison n’ont rien révélé, ils ont dû truquer les enregistrements pour effacer l’image de leur passage.

Au début, ils étaient moins prudents, ils m’envoyaient des agents déguisés, un facteur pour un recommandé, un pompier pour me vendre des calendriers, et même une petite fille faussement ingénue pour des bons de tombola.

Mais je n’étais pas dupe, je rentrais dans leur jeu, l’air affable et innocent, je les priais d’entrer et dès qu’ils m’offraient leur dos, couic, leur perfidie s’écoulait en jets spasmodiques d’hémoglobine de leurs carotides tranchées, se vidant jusqu’au dernier hoquet de leur ignominie.

Non, maintenant c’est fini, je n’ai plus peur !
Trop longtemps, j’ai vécu dans la crainte. Elle s’insinuait par tous les pores de mon quotidien, du soir au matin.

Au début, la peur me procurait même du plaisir, le petit frisson, à regarder l’horreur dans ces pays lointains, cocooné dans mon canapé : mes petites minutes d’effroi et d’empathie avant de zapper sur un programme de télé-réalité.

Mais la citadelle occidentale est tombée sous les coups de butoir de l’inconséquence humaine, submergeant notre environnement de ses néo-fléaux. Intégrisme, crises financières, délocalisations, exclusions, séparations, dépressions, cancers, contamination, pollution sont la peste et le choléra de ce 21ème siècle.

D’un naturel prudent, j’organisais ma vie en conséquence pour en diminuer les risques.

Dans la rue, si je voyais arriver quelqu’un au teint basané ou barbu, je changeais de trottoir ou je faisais demi-tour, méthode efficace, mais qui rallongeait considérablement mes trajets.

Je ne rentrais jamais dans une pièce s’il n’y avait pas une issue de secours. Même chez moi, j’avais fait installer une porte dérobée dans les WC, et j’allais jusqu’à trouer mes sacs de couchage pour pouvoir m’y échapper par le fond.
Dès que je sortais, je mettais un masque contre les particules fines, des gants chirurgicaux, une charlotte et des cuissardes, pas très confortables en été ou sur la plage, mais plus que l’équipement de scaphandrier que je portais au préalable.

A la cantine, je prenais toujours deux plateaux, un pour le repas de la veille et un pour le repas du jour. Je mangeais celui de la veille et je faisais analyser celui du jour pour le lendemain (présence de pesticides, de PCB, d’acrylamide, de bisphénol…). Hélas, je ne mangeais par toujours à ma faim, la chimie s’invitait souvent à ma table.

Au boulot, je faisais tout pour le garder, obséquieux avec mes responsables, délateur envers mes collègues, corvéable à merci, adoptant une attitude avenante et mimétique. J’étais la serpillière de service. Comme un candidat à Koh-Lanta, j’étais prêt à tout pour survivre dans cette jungle libérale, jusqu’à m’offrir au responsable du service, un uraniste sadomasochiste.

Amour toujours, telle était ma devise. De peur qu’elle ne me quitte, je téléphonais à ma femme tous les quarts d’heure. Je lui disais combien je l’aimais, que seule la mort pourrait me soulager de sa perte, qu’on était l’Alpha et Roméo de la fidélité. Je l’accompagnais aux toilettes dans les endroits publics, je n’invitais jamais de copains à la maison, je bannissais tous les films avec DiCaprio, j’arrachais les pages de lingerie masculine du catalogue de la Redoute.

Et pourtant, j’ai perdu mon boulot, ma femme m’a quitté et j’ai un cancer.

C’est à ce moment-là que j’ai tout compris. Malgré ma stratégie préventive, mes peurs étaient devenues réalité. Ce n’était pas dû au hasard, ce qui m’arrivait ne pouvait qu’être calculé, prémédité, organisé. Ils voulaient ma perte !
Je n’avais plus peur, j’allais me battre jusqu’au bout. Retranché dans mon pavillon, j’en ferais mon Fort Alamo, repoussant leurs offensives jusqu’à mon dernier soupir.

Tic…tic…tic………voilà, c’est fini, plus de bruit, une simple aiguille m’a suffi à percer mes tympans, les privant de leur supplice auditif, finie la torture au goutte à goutte.

M’étant déjà auparavant crevé les yeux, j’avais trouvé la parade ultime. Je suis en sécurité maintenant, dans mon caisson d’isolation sensorielle. Inatteignable, seul avec moi-même, je me gausse de leur impuissance à pouvoir m’atteindre.

J’ai gagné !
Ha ha ha…..même plus peur !

Bébert

1 comments on “La peur
  1. Malika dit :

    Salut Bèbert ! Ha la peur, inutile, dramatique, destructrice, mais quand même ce qu’elle peut être drôle ! Bise, au plaisir, au sourire de te relire !

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