Les autres, sauf elle
Texte : Jo Kawak
Illustration : Cortez
Aujourd’hui, Jo Kawak vend du chocolat. C’est par un concours de circonstances qu’il est devenu vendeur : le contact avec la clientèle, ce n’est pas sa grande passion. Il faut dire qu’il n’est pas très porté sur les autres. Il aime bien les livres, les films et les inconnus dans la rue. On peut donc dire que ce n’est pas la présence de l’être humain qui l’importune, mais plutôt le fait de rentrer en contact avec autrui. Comme il dit souvent : « Mon problème, c’est les autres ».
Dans la boutique, l’ambiance est calme. En milieu d’après midi ce samedi, il est un peu fatigué des heures de travail passées. Les clients arrivent par vagues. Pour l’instant, le calme est total, il a les bras croisés. Peut-être que dans quelques minutes, il sera affairé et submergé par la foule.
Elle est entrée dans une grande discrétion, il n’a rien vu, rien entendu. Lorsqu’il a levé les yeux de ses rêveries, elle était là, à deux mètres de lui. Elle regardait les présentoirs et lisait les différentes saveurs des chocolats en vente. Ce comportement n’a rien d’étonnant dans une chocolaterie. Pourtant, ce fut pour lui un instant divin: celui de voir une fille d’une telle beauté dont il ne se souvenait plus en avoir connu de si intense.
Pour vous, une histoire banale: le type voit la fille, il la trouve belle, à cent pour cent à son goût. Seulement, pour lui, ça n’a rien de commun, car sa beauté lui semble être d’une rareté planétaire. Il songe à son ami, qui a plusieurs fois su dire: « Qu’est-ce que vous êtes belle! » à des inconnues dont il était sous le charme. Lui n’osera pas, il commence à peine à aimer les autres depuis deux minutes. De là à se confier…
Il s’est demandé l’âge qu’elle pouvait avoir. Elle avait l’air jeune. Il l’a saluée, elle a répondu. Une politesse banale qui lui a semblé la plus glamour du monde. Il lui a fait goûter du chocolat: un praliné en forme de cœur. Il aurait pu lui laisser le choix. Cette proposition de présenter un cœur sucré n’avait pas pour but de faire passer un message : il s’est simplement dit qu’elle aimerait peut-être le praliné. Ce fut le cas.
Elle était vêtue d’une jupe en cuir avec trois poches aux fermetures en argent. De fausses poches, certainement. Elle avait des collants noirs, il ne s’est pas demandé si ce pourrait être des bas: il était suffisamment troublé par la réalité sans avoir à exciter son imagination. Des chaussures avec de petits talons, de celles qui fouettent le sol mais qui n’agrandissent pas les gens. Elle portait une veste légère et ample dont l’avant coupait net au niveau de la ceinture, et le dos glissait à moitié sur ses fesses.
Bien sûr, son corps était joliment dessiné et sa silhouette semblait pouvoir concourir à n’importe quelle épreuve de beauté. Mais il y avait son visage, ce minois recouvert de taches de rousseur. Des parents au bon goût qui ont dû pouvoir poser eux-mêmes ces petites taches sur le visage de leur fille magnifique, il ne voyait pas d’autre explication. Ses yeux noirs regardaient et il se sentait dévoré. Ses cils clignaient et un éclair pulvérisait son cœur. Elle avait une petite bouche, les lèvres et la langue d’une même couleur qui mordillaient le chocolat d’une tendresse infinie.
Il avait envie de lui parler, mais elle semblait vouloir regarder les présentoirs tranquillement. Voilà que pour un instant, les autres ne furent plus son problème. Jo Kawak était la naïveté incarnée face à une telle beauté. Il en écrira un texte un peu cul-cul et sans gros mots pour Noël.
Elle a acheté une sucette au chocolat à 1,90€. Elle a demandé s’il prenait la carte bleue. D’habitude, il tapote son doigt sur l’énorme panneau « CB à partir de 10€ », pour montrer aux autres clients qu’il suffit d’ouvrir les yeux. Ce coup-ci, il a dit « oui, bien sûr » et elle a payé sa gourmandise. Tant pis pour le boss et ses frais bancaires. La grâce venait de passer devant ses yeux. Jo Kawak est un nouvel homme : son problème, c’est les autres. Sauf elle.
Jo Kawak
C’est magnifique ce coup de foudre en direct, vas-y Jo c’est dans la poche !
l’amour ne naît plus dans les choux (oui, je sais, c’est pas l’amour mais les petits garçons, bon, c’est histoire de trouver un tremplin à la suite), mais dans les fèves de chocolat.