Une si jolie famille

Une si jolie famille

Texte : Lyne
Illustration : Les Taquineuses de l’ard

Paul

Je mens. Tout le temps. Et personne ne le sait. Ce qui fait que le mensonge est devenu ma vérité. Depuis des années, je me suis créé un monde merveilleux, plein de faste et d’honneurs. Et c’est un boulot à plein temps que de m’y maintenir. Je commence à fatiguer, mais je me suis piégé moi-même et il est trop tard pour reculer. Annelise et les gosses en mourraient s’ils savaient qui je suis réellement. La pauvre chérie commence à peine à respirer, maintenant que Robin et Marianne ont terminé le lycée. Ils font de brillantes études et ne posent aucun problème. Deux grossesses coup sur coup, ça été dur. Elle a assuré, toujours impeccable, s’occupant de la maison, des enfants, nous facilitant la vie à tous, si parfaite. Non, je ne peux pas leur faire ça, me dévoiler, arrêter cette comédie. Je dois continuer jusqu’à la fin de mes jours.

L’autre jour, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai répondu machinalement à une question banale. Nous recevions à dîner le Président du Conseil et son épouse. Ils s’extasiaient devant un magnifique batik que j’étais censé avoir rapporté de mon récent voyage au Gabon. En réalité j’avais passé une semaine à errer dans Paris à la recherche de combines pour me renflouer. Et lorsque notre invitée a demandé où je l’avais trouvé, j’ai dit : « Au marché Saint-Pierre ». Ce qui était la stricte vérité. Mais ils ne m’ont pas cru. Ils sont restés quelques instants, les yeux ronds, comme perdus dans un trou espace-temps, puis ils ont émis un rire poli, exprimant à quel point ils appréciaient mon humour.

Mon masque craque de plus en plus souvent. A plusieurs reprises, j’ai prononcé des paroles sincères. Ma femme finit par s’agacer  : « Chéri, est-il possible de discuter sérieusement avec toi ? » .

Bon, ma valise est prête. En principe, je dois m’envoler pour Moscou pour un entretien confidentiel avec un conseiller de Poutine. Mais j’ai rendez-vous à Béthune, puis à Châteauroux avec deux pigeons séduits par mes placements occultes.
Au revoir mon amour, c’est pour toi que je fais tout ça.

Robin

Je suis dans la merde. Je dois absolument convaincre Adam. Ce bâtard veut arrêter. A deux jours de l’examen de fin d’année et la veille de mon départ en tournée. Sous prétexte qu’il est amoureux de ma sœur, qu’il veut vivre au grand jour, sans mensonges, se consacrer à ses propres études, construire son avenir avec elle et blablabla… les grands mots, pauvre mec, il a toujours été aussi con, gentil, à me suivre comme un toutou depuis la maternelle, à tout accepter parce que je suis le frère de son adorée.
Avec toute la thune que je lui donne,comme s’il avait besoin de se préoccuper de moralité et de réussite sociale ! La totalité de ce que mes parents consacrent à ma brillante scolarité, plus une bonne part de mes cachets !
C’est pourtant un bon deal. On a le même genre tous les deux, c’est pratique, ça passe avec la photo d’identité. On cultive la ressemblance. De vrais faux-frères, ah, ah ! C’est une tête, Adam. Il a toujours travaillé pour moi. Il fait tous mes devoirs et prend ma place aux contrôles. J’ai bidouillé des certificats médicaux et ça roule. J’ai eu droit à la scolarité par correspondance et au contrôle terminal.
Non, je peux pas faire ça à mes parents, leur avouer que j’ai toujours été une bille à l’école, mais que je suis surdoué comme chanteuse vedette drag queen que toutes les boîtes s’arrachent, ça les tuerait.

Marianne

Je serai la première Présidente de la République française. Je le sais depuis toujours. Et avec ce prénom, quel symbole ! De surcroît la plus jeune. Je compte bien battre le record de notre actuel président. J’ai 19 ans et je n’aime pas attendre.
Moi, la petite fille sage et effacée. Je bosse dur. Et pas pour mes prétendues études de médecine qui font tant plaisir à Papa et Maman. Mais lorsqu’ils verront leur fille à la tête du pays, ils seront encore plus fiers.
Je tisse ma toile en coulisses. J’utilise à ma manière les relations de Papa. Je les écoute lorsqu’ils viennent à la maison. Je prends des notes. J’ai déjà des centaines de fiches. Ils sèment sans le savoir pas mal d’indices de leurs petits secrets que je complète en craquant n’importe quel verrou informatique.
Je m’approche parfois d’eux, les yeux baissés, je minaude au besoin, je me fais discrètement remarquer, peu à peu. J’ai un pouvoir d’attraction dont personne ne soupçonne la puissance. Ce qui le renforce. On ne peut rien me refuser. Ils m’embauchent pour de petits jobs et j’observe, et je note, encore et encore, partout, je me rends de plus en plus indispensable. C’est un travail de fourmi. Fourmi aussi pour mettre chaque sou que je reçois de côté. Je commence à avoir un petit pactole. Depuis mon premier argent de poche, je garde tout. Je vais en avoir besoin pour faire en sorte que de nouvelles élections soient organisées. Bye, bye, Mister President !
Toute ma vie est tendue vers mon exceptionnel destin. Exceptionnelle aussi est mon intelligence. Je la camoufle juste ce qu’il faut. Personne ne se doute de la rapidité à laquelle je saisis les choses, de ma capacité d’analyse hors norme. Je n’en tire aucune vanité. Je suis comme ça, c’est tout.
Un seul regret : risquer de faire de la peine à ce pauvre Adam, je l’aime bien mais il m’énerve, toujours dans l’ombre de mon frère, sans talent particulier, juste son indéboulonnable gentillesse, il ne sera pas à la hauteur… quoique… Adam, prénom tout trouvé pour le premier « Premier Monsieur de France »… Ah, Ah ! Bon, trêve de plaisanteries, je dois me préparer. J’ai réussi à me faire embaucher comme serveuse pour la réception de ce soir à l’Elysée. Un premier pas. Le principal, celui qui entraîne tous les autres.

Anne et Lise
Nous sommes deux sœurs jumelles, des vraies, parfaitement identiques. Tout le monde l’ignore. Nous avons été élevées à l’étranger, et nos parents sont morts. Nous travaillons pour une prestigieuse agence de tueurs à gages. Pour tous, sans exception, nous sommes une seule et même personne : Annelise. Nous ne sommes ensemble que de temps et temps et jamais ailleurs que dans un appartement que nous possédons et dont personne ne connaît l’existence.
C’est moi, Anne qui ai rencontré Paul en premier, le brillant et très discret conseiller financier d’éminents personnages politiques. Mais ensuite, nous nous sommes relayées pour chaque rendez-vous. Même le jour du mariage : Lise était présente à la mairie et moi à l’église. Au cours de la fête, on s’est reposées chacune notre tour. A l’agence aussi, on exécute un contrat sur deux. Ce qui dote Annelise d’une vitalité à tout épreuve que tout le monde admire et en fait un agent particulièrement efficace, l’élément phare de l’entreprise.
La période la plus difficile a été celle de nos grossesses. Là aussi nous nous sommes rapidement relayées, pour régler la question des enfants. Lise a dû travailler neuf mois d’affilée en attendant que j’accouche de Robin, puis, ça a été mon tour jusqu’à la naissance de Marianne. Seule inégalité : Lise a vécu sa grossesse tout en s’occupant d’un bébé. Je la remplaçais parfois pendant les trois premiers mois, mais après ça a été évidemment impossible. Parfois elle me retrouvait à l’appartement et elle me laissait seule quelques heures avec mon fils. Les enfants ne nous bien entendu jamais cotoyées en même temps.
Aujourd’hui, nous avons décidé de déroger à la règle de l’exécution d’un contrat sur deux. C’est normalement mon tour. Mais on vient de savoir qui est la cible. On est sous le choc. C’est du lourd. Le tirage au sort s’impose.
Après ça on arrête. On quitte Paul qui nous fait de plus en plus bailler avec ses blagues débiles. Il nous ennuie, une glissade en pente douce vers l’amour tiède. Il est temps aussi de nous séparer toutes les deux et de vivre chacune sa vie. Les enfants ont moins besoin de nous, ils mènent très bien leur existence. On continuera à se relayer pour les voir.
Bon, allez au boulot. Tu prends pile et moi face. Et hop !
Va encore falloir se fader de nouvelles élections. Dis, tu crois que ce sera qui le prochain président ?

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